Cécile Barth-Rabot, sociologue de la littérature spécialiste des bibliothèques

Cécile Barth-Rabot, sociologue de la littérature spécialiste des bibliothèques

Évolution constante des technologies, diversification des usages et des supports de lecture, enjeux d’attractivité, notamment auprès des jeunes… Les bibliothèques, qui ont su s’adapter aux besoins des usagers au fil du temps, font face à des mutations de plus en plus complexes. Comment ces bibliothèques devenues des médiathèques intègrent-elles les nouvelles pratiques des lecteurs et lectrices ? Quel rôle tiennent-elles à l’heure où le metaverse et l’intelligence artificielle bousculent notre rapport aux histoires, aux contenus, aux savoirs ?

Pour commencer à explorer ce sujet, nous avons rencontré Cécile Barth-Rabot, enseignante-chercheuse, sociologue de la littérature et responsable du master métiers du livre et de l’édition à l’Université Paris Nanterre. Elle a particulièrement travaillé sur les bibliothèques, leurs politiques d’acquisition et de mise en valeur, leurs actions en direction des adolescents, les prix littéraires (comme le prix des Mordus du Polar, organisé par la BiLiPo) et rencontres qu’elles organisent. Après une thèse sur “Les choix des bibliothécaires”, elle a publié La Construction de la visibilité littéraire en bibliothèque de lecture publique aux Presses de l’Enssib. Son enquête menée pour le ministère de la Culture a donné lieu à un livre numérique dans collection LJ+ de Lecture Jeunesse : Ados et bibliothèques : politiques d’accueil. Elle a par ailleurs étudié la réception du livre de Philippe Lançon, Le Lambeau et les rééditions de L’Odyssée d’Homère, et dirigé un numéro de Biens symboliques / Symbolic Goods sur la lecture numérique.

Avec l’omniprésence du numérique, quelle est pour vous la place des bibliothèques dans l’accès aux ressources et au divertissement ?

Une bibliothèque est un lieu de ressources, et dans ce sens elle peut sembler en concurrence avec d’autres espaces, notamment des espaces numériques. Par exemple, aujourd’hui on peut accéder à toute sorte de contenu en ligne gratuitement, ou à des offres de VOD à bas prix. Mais pour moi, ce n’est pas parce qu’il y a une offre numérique de produits culturels de toute sorte que la bibliothèque dans sa fonction première est devenue désuète. Si on regarde les statistiques de prêt des bibliothèques, on voit d’ailleurs que les emprunts sont très nombreux. Les bibliothèques ont par ailleurs déployé leurs propres collections numériques. Le métier de bibliothécaire, à la base, consiste en grande partie à constituer des collections pour les publics et à les valoriser. Ce volet, qui intègre aujourd’hui l’offre numérique, reste central, même si le métier s’est enrichi de très nombreuses autres missions.

Il y a quelques années, le concept de “troisième lieu” avait été appliqué aux bibliothèques par Mathilde Servet, et avait inquiété une partie de la profession en faisant craindre une évacuation des collections. Mais parler de “troisième lieu” était surtout une manière de dire “la bibliothèque, c’est aussi un lieu” : lieu de travail, lieu de vie, de sociabilité, de rencontre, où l’on entend des conférences, où l’on discute, où l’on mène un atelier… Ce sont des fonctions importantes, qui dans les faits prennent de plus en plus de place. Mais faire de la bibliothèque un “tiers-lieu” ne se décrète pas. Il ne suffit pas de mettre en place une bibliothèque participative ou un coin grainothèque pour que les gens se l’approprient. Il faut aussi mobiliser d’autres acteurs, notamment créer des partenariats avec des associations, les collèges ou les lycées, les acteurs du territoire, etc.

Quelles sont pour les bibliothécaires les conséquences de ces mutations ?

Les bibliothécaires font face à des injonctions multiples : ouvrir davantage les bibliothèques, investir l’action culturelle, jouer un rôle social, devenir des acteurs du territoire, développer des collections numériques, le tout bien sûr sans renoncer à ce qui faisait jusqu’ici le cœur de leur métier. De fait, beaucoup d’entre eux (et d’entre elles – car le métier est très féminisé) sont investis et attachés à leur travail et font le maximum pour remplir toutes ces missions. Je suis frappée de voir, y compris dans de toutes petites équipes, la diversité des initiatives qui sont prises et l’engagement de chacune. Mais cet engagement n’est pas toujours reconnu à la hauteur de ce qu’il est.

Par exemple, j’ai en mémoire l’initiative d’une bibliothèque d’une petite ville qui avait réussi à instaurer un partenariat d’ampleur avec le lycée professionnel, impliquant aussi toute la ville, les commerçants, les restaurateurs, les acteurs de la chaîne du livre. C’était vraiment un super projet de territoire, porté à bout de bras par une équipe restreinte. Malheureusement, l’année suivante, le projet a été abandonné car la municipalité a modifié la charge de la bibliothèque en question en lui confiant le périscolaire. La bibliothèque est une institution qui fonctionne beaucoup sur la bonne volonté des agents, mais elle est surtout un service municipal qui dépend des décisions de la municipalité et donc de choix politiques.

Les outils numériques pourraient-ils être une solution pour créer du lieu avec les usagers ?

Je ne crois pas trop à la capacité des bibliothèques à créer des liens via le numérique. L’outil numérique va plutôt nourrir le lien avec des gens qui sont déjà familiers. Je miserais plutôt sur la présence sur le lieu. Pour faire venir les gens à la bibliothèque, il faut aller les chercher où ils sont, c’est-à-dire passer par des partenariats avec des associations, des collectifs de quartier, et là, ça peut fonctionner.

Une étude sur le Pass Culture a déclaré que les jeunes achetaient des livres avec le Pass, notamment des mangas. Selon vous, le manga peut-il pousser des jeunes à venir en bibliothèque comme il les pousse à venir en librairie ?

Je pense que le manga fait effectivement partie des types de livres très empruntés en bibliothèque, comme les bandes dessinées, la science-fiction et la fantasy. Mais le goût pour ces genres suffit-il à faire venir à la bibliothèque ? Je ne sais pas. Le fait est que, pour tout un ensemble de personnes, la bibliothèque n’apparaît pas même pas dans le champ des possibles. Pour se dire « Tiens, si j’allais à la bibliothèque », il faut déjà en avoir l’idée. Et ça, ce n’est pas universellement partagé, c’est socialement construit et situé.

Que peuvent faire les bibliothèques pour attirer les jeunes ?

Il y a bien sûr des propositions qui peuvent attirer les jeunes en bibliothèques, notamment des événements en lien avec les cultures juvéniles. L’enjeu est alors plutôt de réussir à transformer l’essai, de construire une habitude du lieu, de créer du lien et d’accompagner les découvertes. Par exemple, certaines bibliothèques proposent des événements autour du jeu vidéo. Le temps du tournoi est souvent une motivation centrale, mais au-delà, les bibliothécaires vont essayer de transmettre une certaine culture du jeu vidéo, de faire découvrir des jeux créatifs ou collaboratifs. De la même façon, le jeu de société est mobilisé non seulement comme un outil de divertissement mais souvent dans une perspective éducative ou didactique. Une démarche qui me semble particulièrement fructueuse, c’est de partir de centres d’intérêts existants, puis de développer des propositions en s’appuyant sur des partenariats.

Je me rappelle par exemple avoir entendu parler d’un atelier de dessin de manga, qui avait été proposé dans une médiathèque. Les bibliothécaires avaient remarqué qu’un jeune usager était souvent occupé à dessiner. Ils lui avaient dit « Tiens, ça ne t’intéresserait pas qu’on fasse un atelier où tu pourrais montrer ta technique à d’autres ? », et à partir de là, ils avaient construit un petit atelier de dessin de manga où ce jeune se trouvait en position de transmettre à d’autres ce qu’il savait. Ils avaient invité un dessinateur pour lequel ce jeune avait une grande admiration, il était donc aussi ravi de pouvoir le rencontrer. Ce qui est intéressant, c’est le fait de s’appuyer sur des choses déjà là, des besoins existants mais aussi des pratiques bien réelles, de l’observation des publics. L’erreur, c’est de chercher à parachuter des choses qu’on a vues ailleurs : si ça se trouve ce n’est pas adapté à notre territoire. Il faut savoir observer les publics, mais déjà être dans une posture d’écoute, d’accueil, puis construire des propositions par tâtonnements, en acceptant de n’avoir aucune solution toute faite au départ.

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